Simaro Lutumba : 60 ans de carrière à vendre le bonheur

Lutumba Simaro
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Il est de ces choses dans la vie que peu d’âmes modestes peuvent voir. Lutumba Simaro, lui, aura vu l’une de ces choses. Le 19 mars 2018 pour célébrer son anniversaire de naissance et ses plus de 60 ans de carrière musicale, une rue de Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, a été rebaptisée en son nom. Désormais, l’avenue Mushi, dans la commune de Lingwala où l’artiste a une résidence, porte le nom de Lutumba Simaro.

Pour beaucoup, l’artiste est l’un des plus grands compositeurs congolais de tous les temps. Maître de la parole de sagesse et virtuose de la guitare rythmique, cette icône de la rumba marque encore les jeunes esprits par la profondeur de ses textes et ses mélodies venues d’un autre monde. Aujourd’hui encore, les jeunes artistes reprennent allègrement ses morceaux lorsqu’ils ne superposent pas leurs textes à ses mélodies éternelles.

Lutumba réclame la reconnaissance de son oeuvre

Mais le temps commence à entamer son énergie. A 80 ans, Lutumba Simaro ne se fait plus d’illusion. Il le sait et le dit : ses jours sont désormais comptés. Et les pépins physiques s’accumulent faisant crouler son corps sous le poids de l’âge. «Depuis l’année 2000, je souffre des douleurs aux jambes qui ne me permettent plus de tenir longtemps sur scène. Mes pieds ne veulent plus me porter. Je crois aussi qu’il est maintenant temps pour que je commence à survivre grâce à ce que j’ai semé toute ma vie », explique le vieux guitariste avec un visage inexpressif, comme on le lui connait.

Pour ses 80 ans en effet, le poète s’est démarqué des discours hypocrites et voilés que certains espéraient, surprenant plus d’un. «Que tout celui qui sait que j’ai semé en lui me donne à manger. Qu’il me gratifie et me procure la joie de célébrer avec faste cet anniversaire. Car, je ne fêterai pas deux fois mes 80 ans. C’est aussi une occasion de célébrer le jubilé d’or de ma carrière artistique après 60 ans dans cette profession de musicien», affirme-t-il.

Au cours d’une récente audience chez le Premier ministre, il l’avait déjà dit : « N’attendez pas ma mort pour m’honorer. Si vous voulez faire quelque chose pour moi, c’est le moment. Je veux voir votre reconnaissance de mon vivant », déclarait-t-il, n’hésitant pas à l’occasion à demander un monument à son effigie ou une « rebaptisation » d’un lieu public en son honneur. Ce qu’il a finalement obtenu.

De celui qui lui a appris à jouer à la guitare, Lutumba ne garde que très peu de souvenirs. « Il s’appelait papa Jeannot. Il fut un ancien combattant. On habitait sur la même avenue à Saint Jean. Malheureusement, j’ai perdu ses traces », se remémore-t-il avec un brin de nostalgie.

Une carrière pleine de succès

La carrière du guitariste-poète commence véritablement lorsqu’il participe en 1958 comme jeune talent à un concours de musique organisé par une brasserie de l’époque au Parc De Boeck. Trois ans plus tard, il rejoint le Tout-Puissant Ok Jazz de Franco Luambo Makiadi. C’est au sein de ce groupe qu’il écrira certaines des plus belles chansons de l’histoire de la musique congolaise. Lorsque Franco, le patron du groupe, effectue ses fréquents voyages en Europe parfois pour plus d’un an, c’est Simaro qui tient la barque.

Pendant trois décennies, il marquera, aux côtés d’autres grands noms de la musique congolaise comme Ndombe Opetum, Joski Kiambukuta, Madilu System, d’une empreinte indélébile son passage dans Ok Jazz. Mais après la mort de Franco survenue en 1989, les divergences des vues sur la gestion du groupe voient rapidement le jour entre les héritiers Franco et Simaro. Lutumba Simaro crée alors Bana Ok et obtient le ralliement de la plupart des musiciens avec qui il évoluait dans Ok Jazz. Dans Bana Ok, la réussite sera également au rendez-vous.

« Qu’ils prennent tout ce qui est positif de Simaro »

« Je suis un passionné d’art, un éducateur de la société. Un être inspiré qui adore les phrases langoureuses. Car, le fondement d'une chanson est d'abord le texte, au-delà des mélodies. Que les jeunes cultivent l'amour et la solidarité entre eux. Qui veut bien s’habiller doit pouvoir être en mesure d’apprécier son prochain qui a du goût dans l’art vestimentaire», conseille le vieux sage pour résumer l’héritage qu’il lèguera aux générations futures d’artistes avant de renchérir : « J’ai pratiquement tout chanté sur le plan thématique et sur le plan rythmique, il y en a parmi les jeunes guitaristes accompagnateurs qui sont de l’école de Simaro. Qu’ils prennent tout ce qui est positif de Simaro et laissent ce qui est négatif».

Alors que ses contemporains emportés par le succès multipliaient frasques et relations extraconjugales, Lutumba, loin d’être un saint, aura vécu dans une certaine modération. La preuve : il affirme n’avoir eu que six enfants. «Que le monde retienne que j’ai six enfants : trois filles et trois garçons. Bien qu’ils ne soient pas tous nés d’une même mère. J’ai toujours béni Dieu qui m’a accordé la grâce d’avoir une bonne femme,maman Kelani, qui a pris le soin d’élever tous ces enfants en famille. Le jour où je mourrai, n’acceptez pas qu’un autre enfant vienne vous dire qu’il est aussi fils de papa Lutumba. Je le dis haut et fort pendant que je suis encore vivant. Je n’ai que six enfants», prévient l’artiste.

En 80 ans d’existence, on peut affirmer avoir tout vécu ou presque. Mais certains désirs ne disparaissent pas tant qu’ils ne sont pas satisfaits. Dans ce registre, Lutumba caresse encore le rêve de voir publier un livre qui retrace sa longue et riche carrière de musicien. «Qui va écrire sur Papa Lutumba ? Cette question doit vous interpeller, jeunesse. Mon cœur me fait très mal lorsque je vois les étrangers écrire sur la musique congolaise à leur manière tant bien que mal. Ils ne l’écriront jamais mieux que vous. Je suis encore vivant ! », interpelle le poète avant de lancer : « savez-vous par exemple que je suis le premier musicien congolais à avoir réalisé un clip vidéo diffusé sur les antennes de la chaîne nationale? Venez, ma porte est grandement ouverte».

L’autre porte qui sera ouverte ce vendredi 23 mars est celle de la salle de spectacle Showbuzz dans la commune de Ngaliema. Autour d’un public select, composé de ses invités de marque, des officiels, des amoureux de sa musique, et de ses cadets qui interpréteront ses tubes, Lutumba fêtera son bel âge et la riche carrière qu’il a eue. Une occasion de «vivre les derniers temps avec votre artiste qui vous dit au recevoir. Parce que je ne vais plus gratter à ma guitare».

Une guitare qu’il promet de remettre au chef de l’Etat congolais pour être placée au musée. Avant de conclure : «Je pense que ma mission est accomplie. Il appartient maintenant à Dieu de décider du jour où il va récupérer mon âme». L’âme de son art, elle, restera éternelle.